mercredi 28 septembre 2011

C'EST LA GUERRE, BOUTONS 'LOUIS PERGAUD' 2/2

En tenant compte de la législation antérieure à la directive européenne, l’oeuvre de Louis Pergaud aurait donc échappé au monopole des ayants-droits à la fin du mois de septembre 2010.
Rainbow of buttons. Par Kirstea. CC-BY-NC-ND. Source : Flickr.

Après l’entrée en vigueur de la directive européenne sur l’harmonisation du droit d’auteur
Et si on applique le droit actuel, celui qu’appliquerait une juridiction aujourd’hui et non pas avant la fameuse directive européenne ? Le droit actuel est en effet beaucoup plus simple, il limite la durée des droits patrimoniaux d’un auteur et donc du monopole d’exploitation légué à ses ayants-droits à une période de 70 ans après sa mort.
Durant une dizaine d’année, la question du remplacement des anciennes durées par les 70 ans de la directive a posé beaucoup de questions. Fallait-il n’inclure que les 50 ans post-mortem dans les 70 ans et ajouter les différentes prorogations (de guerre et de mort sous pour la France) ou bien inclure ces derniers dans la nouvelle durée ?
Plusieurs combinaisons étaient envisageables :
  • 70 ans + prorogations de guerre (14 ans et 272 jours ou 8 ans et 120 jours selon la date de mort de l’auteur) + 30 ans éventuels si l’auteur est mort pour la France
  • 70 ans incluant toutes les prorogations (de guerre et de mort pour la France)
  • 70 ans (incluant les 30 ans de mort pour la France) + 14 ou 8 ans de prorogations de guerre
  • 70 ans (incluant les prorogations de guerre de 14 ou 8 ans) + 30 de mort pour la France.
 Concernant les prorogations de guerre, la Cour de Cassation a tranché dans deux arrêts du 27 février 2007 (arrêt n°280 et n°281) Comme cela est précisé dans le communiqué de la Cour :
Interprétant les dispositions en cause à la lumière de la directive européenne, la Cour de cassation a jugé que la période de 70 ans retenue pour l’harmonisation de la durée de protection des droits d’auteur au sein de la communauté européenne couvrait les prolongations pour fait de guerre[...]
Mais attention : la Cour a immédiatement précisé que ce n’était pas le cas si à la date d’entrée en vigueur de la directive européenne, les ayants-droits bénéficiaient d’un monopole d’exploitation plus long :
 [...]
sauf dans les cas où au 1er juillet 1995, date d’entrée en vigueur de la directive, une période de protection plus longue avait commencé à courir, laquelle est alors seule applicable.
Dans le cas de Louis Pergaud, une durée effectivement plus longue s’appliquait au 1er juillet 1995 : 94 ans et 272 jours devait s’écouler avant que l’oeuvre n’entre dans le domaine public. C’est donc bien le calcul détaillé plus haut qu’il faut suivre en laissant de côté les implications de la directive européenne de 1993 et de la loi de transposition de 1997.
 La Guerre des Boutons n’appartient donc au domaine public que depuis septembre 2010 !
Et les 30 ans de prorogations des droits, car l’auteur est mort pour la France ?
Il est plus difficile de répondre à cette question, la Cour de Cassation n’a PAS tranché sur ce point précis dans ses arrêts du 27 février 2007. Dans aucun des deux arrêts la Cour de Cassation ne s’est explicitement prononcée sur l’article L123-10 du CPI et ne mentionne la prorogation de 30 ans.
De plus, contrairement aux prorogations pour faits de guerre qui font l’objet d’une mention dans la directive européenne (considérant n°6) qui a donné lieu à notre législation actuelle et à la jurisprudence de la Cour de Cassation, la prorogation de 30 ans pour mort sous les drapeaux n’est jamais citée.
Des combinaisons de durées avancées plus haut, on conserve donc les hypothèses suivantes :
  •  70 ans incluant toutes les prorogations (de guerre et de mort pour la France)
  • 70 ans (incluant les prorogations de guerre de 14 ou 8 ans) + 30 de mort pour la France.
 Au vu des arrêts de la Cour de Cassation et de la Directive européenne de 1993 qui insistent tous les deux sur le but de celle-ci d’harmoniser le droit d’auteur communautaire, il apparaît logique que dans l’esprit du législateur européen, la durée de 70 ans ne doit pas s’embarrasser de délais annexes. La directive européenne met par exemple l’accent dans son considérant n°2 sur la nécessité de rendre « les durées de protection […] identiques dans toute la Communauté » afin de ne pas « entraver la libre circulation des marchandises ».
Il est évident qu’ajouter un délai de 30 ans aux 70 déjà accordés aux ayants-droits trahirait cet objectif d’uniformisation et d’harmonisation puisque une telle différence induirait un nouveau clivage entre les durées de monopole des différents pays européens (la prorogation due à une mort pour la France est une particularité française).
Buttons ! Par kellog. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr
Imaginons l’impossible…
La première alternative semble, comme nous venons de le voir, la plus plausible vu la volonté des législateurs communautaires. Néanmoins, rien n’est joué quant aux prorogations de 30 ans prévues par l’article L123-10 du CPI.
Soulignons d’abord que la Cour de Cassation a omis de le mentionner dans ses arrêts du 27 février 2007 ainsi que la manière de l’appliquer en conformité avec la directive européenne (qui a donné lieu à l’article L123-1 du CPI instaurant la durée de 70 ans de monopole après le décès de l’auteur).
Par ailleurs, on peut constater que le vide juridique qui a duré près de 10 ans quant à l’intégration ou non des prorogations de guerre dans la durée légale des 70 ans post mortem de l’auteur s’explique par l’absence de mention de ces prorogations dans le loi transposant la directive européenne. Ne sont en effet nulle part évoqués les articles L123-8 et L123-9 du CPI (respectivement relatifs aux prorogations dues à la Première et à la Seconde Guerre Mondiale) dans la Loi n°97-283 du 27 mars 1997 qui fixe la nouvelle durée légale dans le droit français. C’est également le cas de l’article L123-10 du CPI, brillant lui aussi par son absence dans cette loi et donc a priori non affecté par celle-ci.
Enfin, comme cela a déjà été dit plus haut, la prorogation de 30 ne fait pas l’objet d’un considérant dans la directive européenne, à la différence des autres prorogations mentionnées dans le considérant n°6. Si cette durée n’a pas été visée par le législateur européen, c’est peut-être parce qu’il n’en avait pas connaissance, n’y a pas prêté attention ou bien n’a pas jugé utile de la citer.
De fait, la grande absence de ce fameux article L123-10 du CPI dans tous ces textes et décisions laisse les mains libres à la Cour de Cassation pour statuer dans un sens comme dans l’autre sans pour autant procéder à un revirement jurisprudentiel (au sens stricte, bien sûr).
Pour couronner le tout, on soulignera la publication d’un arrêté ministériel octroyant une prorogation de 30 ans aux droits patrimoniaux d’une auteur morte pour la France en 1942 : Irène Némirovsky. En effet, l’arrêté du 11 février 2010 portant prorogation des droits d’auteur mentionne bien pour sa part l’article L123-10 sur lequel le Ministère de la Culture et de la Communication s’appuie pour étendre le monopole d’exploitation des ayants-droits.
Cet arrêté est important car il a été publié après les deux arrêts de principe de la Cour de Cassation de février 2007. De plus, on peut se questionner sur l’intention qui a motivé le Ministre lorsqu’il a signé cet arrêté alors que l’oeuvre de l’auteur était déjà soumise aux droits patrimoniaux de cette dernière jusqu’en 2013.
Note : Ici c’est la nouvelle législation qui s’applique car en juillet 1995, la durée du monopole était seulement de 50 ans + 8 ans et 120 jours, soit 58 ans et 120 jours contre 70 ans depuis la directive européenne.
Doit-on déduire que le Ministre de la Culture a lui-même considéré que l’article L123-10 du CPI n’était pas invalidé par la directive européenne de 1993 et a fortiori par la loi de transposition de 1997 et la jurisprudence de la Cour de Cassation ? Il se serait alors vu « obligé » de signer cet arrêté portant prorogation des droits d’auteur dès lors que figurait sur l’acte de décès de l’auteur la mention « Mort pour la France ». Dans ce cas, cet arrêté sous-entend que la durée imposée par la directive européenne (et par l’article L123-1 du CPI qui en découle) et celle de 30 ans de prorogations prévue par l’article L123-10 ne sont pas contradictoires et peuvent être cumulées. Les ayants-droits d’un auteur déclaré mort pour la France pourraient donc profiter d’un monopole d’exploitation de son oeuvre pour une durée de 100 ans (70 ans + 30 ans) !
Il serait juridiquement intéressant et éclairant de voir la Cour de Cassation se prononcer dans une telle affaire. Par exemple, il pourrait s’agir d’ayants-droits de Louis Pergaud attaquant les producteurs des films La Guerre des Boutons pour ne pas avoir obtenu leur accord express pour exploiter une oeuvre n’entrant selon eux dans le domaine public qu’en 2016 (fin de l’année civile de la mort de l’auteur = 1er janvier 1916, + 70 ans de monopole d’exploitation, + 30 de prorogation = 1er janvier 2016).
On pourrait alors concevoir que si la Cour de Cassation accédait à la demande des dits ayants-droits et retardait l’entrée de l’oeuvre dans le domaine public pour les oeuvres des auteurs morts pour la France, une question prioritaire de constitutionnalité serait rapidement posée pour vérifier le respect de cet article L123-10 du CPI envers la directive européenne (qui a une valeur supérieure à cette loi ordinaire d’après l’article 55 de notre Constitution).
Je concluerai en paraphrasant le mot de Calimaq, que nous avons là une véritable « histoire de fous » et il est bien difficile d’y apporter une interprétation idéale. Votre avis sur toute cette histoire est évidemment le bienvenu, n’hésitez pas à réagir en commentaire sous ce billet.

Source:  https://mail.google.com/mail/?hl=fr&shva=1#buzz

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